La Tasse et la Théière

Actualités lyriques

Par Communications et marketing

04 février 2025

Texte préparé par Jennifer Szeto, directrice de l'Atelier lyrique

Photo de couverture : Vivien Gaumand

 

Commandé en 1915 par le directeur de l'Opéra de Paris, L'Enfant et les sortilèges est le fruit d'une collaboration entre Maurice Ravel et Sidonie-Gabrielle Colette, l'une des plus grands écrivaines françaises de son temps. Écrite dans les années suivant la Première Guerre mondiale, Ravel ayant dû interrompre sa composition en raison de son service militaire dans l'armée française, cette délicieuse fantaisie lyrique est une pièce bien connue du répertoire.

L'œuvre a vu le jour à une époque où l'Europe était fascinée par tout ce qui était « exotique », nourrie par une curiosité culturelle et l'expansion de l'influence coloniale. D'un point de vue musical, Ravel a décrit sa partition comme une myriade de styles, puisant dans Bach, le bel canto italien, l'opérette américaine, les formes de jazz, les chœurs anciens et la musique populaire. Ainsi, nous y trouvons une scène dans laquelle une tasse de thé chinoise chante, accompagnée d'un ragtime fantaisiste dans l'orchestre. Bien que le charme de la scène soit indéniable, le personnage lui-même soulève souvent des débats : la Tasse s'exprime sur un ton nasillard, dans un pseudo-chinois dépourvu de sens et ponctué de quelques phrases en japonais.

Comment, en 2025, soit cent ans après sa création, une compagnie peut-elle aborder cette oeuvre avec la sensibilité culturelle que mérite son public et sa communauté, tout en restant fidèle à son héritage artistique?

Pour explorer cette question, j'ai collaboré avec la soprano Juliet Petrus, l'une des principales interprètes occidentales de la musique vocale chinoise contemporaine et co-autrice de Singing in Mandarin (Rowman and Littlefield). Nous avons étudié le contexte de création de l'opéra, y compris la correspondance entre le compositeur et la librettiste, nous avons analysé des versions alternatives de cette scène créées par d'autres compagnies et nous avons envisagé diverses approches créatives. Notre objectif : préserver l'intégrité artistique de cette œuvre tout en proposant une production moderne et respectueuse de la complexité et de l'authenticité des identités asiatiques.

Le contexte :

Dans la version originale du livret de Colette, cette scène de duo comportait un dialogue entre une théière anglaise et une tasse en porcelaine de Limoges ponctué d'expressions vulgaires en dialecte auvergnat. Colette était alors mariée au journaliste Henry de Jouvenel, originaire d'Auvergne, où il possédait une maison de campagne. Ce lieu, véritable havre de paix, a marqué son imaginaire et continué à nourrir son œuvre même après leur séparation.

Après avoir lu la première version de Colette, Ravel propose une transformation radicale : il suggère de faire de la théière un personnage noir, afin de parodier un match entre deux boxeurs afro-américains. Il souhaite utiliser le ragtime, un clin d'oeil au théâtre musical américain et aux danses alors en vogue comme le fox-trot, immédiatement reconnaissables du public parisien. Colette est enchantée par cette idée, mais tous deux reconnaissent qu'elle ne connaît pas un mot d'anglais et qu'elle ne connaît pas non plus l'argot américain. Malgré cela, Ravel répond : « Je me débrouillerai ». Le résultat est un texte où la Tasse s'exprime dans un langage volontairement absurde, émaillé de références asiatiques populaires à l'époque : le Mahjong, le Ping Pong, le harakiri (rituel de suicide japonais), et l'acteur japonais Sessue Hayakawa, l'une des premières grandes figures asiatiques du cinéma hollywoodien.

Le livret de Colette ne se soucie ni de la cohérence linguistique ni de l'exactitude culturelle. La Tasse parle un jargon incompréhensible, que ni son compagnon la Théière, ni le public, ni même  elle-même ne comprennent. Cet effet renforce le comique de la scène - au mieux une moquerie inoffensive, au pire une caricature offensante.

Notre approche :

Si, dans la version originale, le mandarin est utilisé pour symboliser l'incompréhension, nous pouvons poser la question : Et si le mandarin incarnait plutôt le discernement et l'éloquence? Et si, en intégrant une langue plus authentique, nous permettions à la Tasse d'être un personnage pleinement conscient, maître de son discours? Que pourrait-on ressentir si la Tasse était un personnage non seulement conscient de ce qu'il dit, mais aussi capable de communiquer sans effort entre le chinois, le français et l'anglais? Et si elle pouvait participer à la blague?

Pour repositionner la Tasse au-delà d'un rôle passif, nous avons choisi d'inverser les répliques des deux personnages au début de la scène. Plutôt que la Théière n'initie l'échange et que la Tasse ne réponde par des réponses vagues et simples, c'est maintenant la Tasse qui demande : « How's YOUR mug? ». Avec ces trois premiers mots, nous découvrons une toute nouvelle version d'elle : un être articulé, doté d'humour et de dignité.

Nous avons ensuite décidé de supprimer toutes les références japonaises, utilisées dans le texte original uniquement pour leur exotisme orientale sonore. Afin de rendre le mandarin authentique et respectueux de ses locuteurs natifs (ou non natifs), des mots en mandarin seront intégrés de manière organique dans son texte en français. Ainsi, dans la version que vous entendrez à l'Opéra de Montréal, la Tasse s'adresse à la Théière sur un ton vif et assuré : « Puisque de toute façon vous ne me comprenez pas, vous ferez ce que vous voudrez ». Une voix consciente et espiègle, pleinement en contrôle de sa propre existence.

Les droits d'auteur

Avec la disparition de Colette en 1954, l'année 2025 marque la première année où le texte et la musique de L'Enfant et les sortilèges entrent officiellement dans le domaine public - un moment propice pour revisiter ce merveilleux opéra avec un regard à la fois critique et créatif.

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